• Le Capitalisme est PAR ESSENCE un colonialisme du Capital sur les Peuples - Saïd Bouamama


    La logique coloniale française : des Basques
    aux Algériens, de la colonisation « intérieure »
    à la colonisation extérieure


    Saïd Bouamama

    Les discours sur la République et les « valeurs de la République » ont connu un retour fulgurant sur le devant de la scène politique et médiatique à l’occasion des attentats de janvier 2015 et de leur instrumentalisation idéologique par Manuel Valls.

    Le roman national construit par la classe dominante, comme idéologie de justification et de légitimation de son pouvoir, s’est de nouveau déployé avec ses concepts lourds et ses oppositions binaires (universalisme contre particularisme, modernité contre réaction, lumières contre obscurantisme, assimilation contre communautarisme, etc.).

    Nous nous sommes expliqués à maintes reprises sur les enjeux de cette séquence historique qu’a été « je suis Charlie [i]». Nous voulons aujourd’hui faire le point sur ce qui rend possible une telle instrumentalisation : l’intériorisation massive dans une partie importante de la gauche du mythe de la « mission civilisatrice » comme outil d’émancipation des peuples de France à l’intérieur de l’Hexagone, puis des peuples et nations d’Asie, d’Afrique et d’Amérique à l’extérieur.

    Les logiques, buts et processus qui ont présidé à la colonisation externe sont ainsi de même nature que ceux qui se sont déployés dans ce qu’il faut bien appeler une « colonisation interne ».

    colonialisme intérieur 

    La colonisation comme processus de généralisation du rapport social capitaliste

    Dans son historique « discours sur le colonialisme », Aimé Césaire analyse le capitalisme comme une « forme de civilisation qui, à un moment de son histoire, se constate obligée, de façon interne, d’étendre à l’échelle mondiale la concurrence de ses économies antagonistes [ii]».

    Cette concurrence et cette logique extensive sont consubstantielles au capitalisme.

    Elles se sont d’abord déployées dans les périphéries proches des centres d’émergence du nouveau mode de production capitaliste, avant que de s’étendre à des périphéries plus lointaines.

    Rosa Luxemburg souligne à juste titre que cette logique extensive suppose et nécessite la destruction des « économies naturelles », des « économies paysannes » et des cultures populaires dans lesquelles elles se sont historiquement élaborées [iii]

    Marx a décrit précisément l’enjeu pour le nouveau mode de production capitaliste de cette lutte : « On avait eu une production dont seul le surplus était valeur d’échange, et qui était présupposée à la circulation ; on passe maintenant à une production qui ne fonctionne qu’en liaison avec la circulation et dont le contenu exclusif est la valeur d’échange [iv]».

    Ce n’est donc pas par « méchanceté » ou par « vice » que se déploient la logique extensive et la guerre contre les « économies » périphériques (d’abord de proximité puis plus éloignées). Elles sont tout simplement la conséquence logique du nouveau mode de production.

    Réduire l’extension coloniale du mode de production capitaliste à une lutte contre le féodalisme en occultant qu’elle est aussi une lutte contre des « économies naturelles » et des « économies paysannes », pour reprendre les expressions de Rosa Luxemburg, conduit à la cécité face à la résistance hier comme aujourd’hui, dans l’Hexagone comme à l’échelle internationale, à l’arasement et à l’uniformisation capitaliste

    L’État français centralisateur n’a pas été qu’un outil de guerre contre le féodalisme, mais aussi une machine de destruction des économies antérieures et des cultures qui les portaient.

    Parlant des périphéries extra-hexagonales colonisées, Aimé Césaire résume comme suit les caractéristiques qui en font des obstacles à détruire pour le capitalisme :

    « C’étaient des sociétés communautaires, jamais de tous pour quelques-uns. C’étaient des sociétés pas seulement antécapitalistes, comme on l’a dit, mais aussi anticapitalistes. C’étaient des sociétés démocratiques, toujours. C’étaient des sociétés coopératives, des sociétés fraternelles [v]. »

    Il y a, bien sûr, idéalisation assumée de ces sociétés par Aimé Césaire car son écrit est une œuvre de lutte et de dénonciation, mais cela n’enlève rien aux principales caractéristiques de ces « économies naturelles et paysannes ». Rappeler ces faits ne veut pas dire que l’avenir est à construire par un retour vers ces formes du passé. L’histoire ne se réécrit pas en gommant certaines de ces phases mais en les dépassant vers un horizon d’émancipation.

    La prise en compte de cette base matérielle de la colonisation est essentielle pour ne pas dériver vers une opposition idéaliste (et donc impuissante) à la colonisation. Cette dernière est dotée d’un mouvement historique l’amenant à prendre différents visages en fonction du rapport des forces. Les discours sur la nation, sur l’assimilation, sur l’intégration, sur l’universalisme abstrait, etc., ne sont que des accompagnements idéologiques d’un processus d’assujettissement total d’une périphérie à un centre au profit de ce dernier.

    Ces discours ont d’abord été tenus dans le cadre de la construction nationale française avant que s’étendre à des nations ultramarines. Ils ont été des instruments de la mise en dépendance économique et de l’assimilation culturelle et linguistique des cultures de l’Hexagone, avant que de servir les mêmes buts (avec des moyens plus brutaux encore) pour les autres continents. La colonisation intérieure a précédé et a rendu possible la colonisation extérieure.

    L’assimilation comme outil idéologique de la construction nationale française

    colonialisme intérieur 2

    Frantz Fanon souligne pertinemment que le processus colonial est indissociable du racisme. Il suppose pour se déployer l’émergence et l’intériorisation de deux complexes : le complexe de supériorité pour les uns et le complexe d’infériorité pour les autres [vi]. Le rôle de l’appareil d’État en France a justement été de produire, de favoriser et d’étendre ces deux complexes par tous les moyens disponibles de l’inculcation idéologique à la violence ouverte.

    Dans ce processus d’assujettissement la question de la culture en général et de la langue en particulier, revêt une importance particulière. Il s’agit pour justifier l’assujettissement économique d’une périphérie à un centre de hiérarchiser les cultures et les langues. Le penseur des Lumières Denis Diderot pose ainsi comme une évidence indiscutable : « Il est légitime, dans un État unifié politiquement, de ne trouver qu’une seule langue, et de devoir considérer les autres formes linguistiques comme étant des patois qu’on abandonne à la populace des provinces [vii]

    La confusion entre langue commune partagée et langue unique imposée révèle le processus d’assujettissement et de colonisation des périphéries. La langue étant indissociable de la culture qui lui a donné naissance, l’infériorisation linguistique est pour le mieux une infériorisation culturelle et pour le pire une destruction culturelle. Nous parlons de « mieux » et de « pire » en nous situant du point de vue des périphéries car pour le centre le « mieux » est la disparition totale de l’altérité c’est-à-dire l’assimilation.

    Suzanne Citron a mis en évidence la logique de raisonnement conduisant à ce messianisme de destruction des altérités. Elle se base sur la réduction des protagonistes de la révolution française à une lutte binaire : bourgeoisie contre féodalité. Or une telle binarité est une simplification de la réalité sociale des habitants de l’Hexagone. Elle élimine le troisième protagoniste : le monde paysan, ses peuples et ses langues.

    « En amont culture aristocratique franque, monarchique, catholique, en aval culture bourgeoise et urbaine, culture de la Raison, culture des lumières ; le système de représentation qui la sous-tendait n’intégrait pas le monde rural, ses patois, ses solidarités villageoises [viii]. »

    Qu’une telle attitude suppose un complexe de supériorité du centre est évident. Il s’agit ni plus ni moins que de poser le caractère universel de la langue française en l’argumentant d’une supériorité d’essence. Voici comment en parle Bertrand Barère de Vieuzac, député aux États généraux puis à la Convention nationale, pour en appeler à une guerre pour éradiquer les autres langues de l’Hexagone :

    « Le fédéralisme et la superstition parlent bas-breton, l’émigration et la haine de la République parlent allemand [alsacien], la contre-révolution parle italien [toscan langue officielle en Corse et à Nice] et le fanatisme parle basque. Cassons ces instruments de dommages et d’erreurs […]. Il n’appartient qu’à la langue française qui depuis quatre ans se fait lire par tous les peuples […], il n’appartient qu’à elle de devenir la langue universelle. Mais cette ambition est celle du génie de la liberté [ix]. »

    Cette logique de pensée déjà hégémonique au moment de la révolution bourgeoise (qui rappelons-le se déploie à la fois contre le féodalisme et contre les économies et cultures populaires), l’est encore plus ensuite, avec comme summum la Troisième République qui est tout à la fois celle de la guerre à la diversité interne et celle de la colonisation externe. La construction nationale française se bâtit en conséquence par une négation des peuples de l’Hexagone (occitan, basque, breton, etc.) et par une confusion entre l’unité politique et l’unicité culturelle et par une guerre à l’altérité. Mais cette négation n’est pas sans fondements matériels : elle s’enracine dans le besoin d’imposer les rapports sociaux capitalistes à des contrées fonctionnant jusque-là selon une autre logique économique. C’est pourquoi libération nationale et lutte des classes sont indissociables.

    Libération nationale et lutte des classes

    colonialisme interieur3 

    Parler de lutte de libération nationale à propos des peuples de l’Hexagone fait courir en France un danger : celui d’être accusé de réactionnaire, de partisan d’un retour à la féodalité. Nous considérons au contraire que ne pas le faire revient à laisser le champ libre à l’extrême-droite qui sait à merveille canaliser des révoltes légitimes pour les détourner de leurs cibles réelles. Il convient donc de préciser de quoi il s’agit, non pas dans l’abstraction pure, mais dans les conditions concrètes du capitalisme français d’aujourd’hui.

    Aborder la lutte de libération nationale sans la relier à la lutte des classes est selon nous un non-sens. Elle est de fait un combat contre une classe sociale qui hiérarchise le territoire en centres et périphéries, qui ne peut que le faire, qui a besoin de le faire pour maintenir ses profits. C’est pourquoi limiter le combat à la question linguistique ne peut que produire de l’impuissance politique.

    À l’inverse, se contenter de parler de lutte anticapitaliste sans l’ancrer dans les conséquences concrètes d’assujettissement économique et d’oppression culturelle, conduit à la même impasse. Une telle approche, encore majoritaire à gauche en France, aboutit, consciemment ou non, à un regard méprisant sur les formes de révolte qui émergent spontanément face à la domination.

    Ne soyons pas naïfs pour autant. Nos luttes contemporaines se déploient dans un cadre précis, celui de la mondialisation capitaliste et d’une Europe qui en est un des principaux pôles. Cette Europe est parcourue de contradictions, les États les plus puissants voulant y occuper une place hégémonique (la France et l’Allemagne en particulier).

    C’est pour cette raison que nous assistons pour l’Europe du Sud à un retour de mécanismes coloniaux c’est-à-dire à une logique d’assujettissement de ces économies aux centres que sont la France et l’Allemagne. L’épisode grec que nous venons de vivre en est une expression significative. Dans ce contexte nouveau des aspirations justes peuvent être instrumentalisées, des luttes légitimes peuvent être canalisées vers des objectifs réactionnaires, des réactions à l’oppression peuvent être manipulées pour asseoir d’autres oppressions. C’est ainsi au nom de la défense des droits des « minorités » que  sont légitimées plusieurs des guerres impérialistes contemporaines au Moyen-Orient et en Afrique.

    En définitive la question qui est posée est celle du combat pour la fin de l’assujettissement colonial (et donc aussi du capitalisme qu’il sert) et de la conception de l’État qui l’accompagne. La solution n’est pas, selon nous, dans un retour au passé mais dans l’invention d’un avenir. Pour ce faire regarder ailleurs peut aider à développer un imaginaire de la libération. La Bolivie par exemple et son « État plurinational » peut nous aider à penser l’avenir.


    [i] Voir nos articles : 1) Le discours des « valeurs de la république » : Un nouveau masque de l’idéologie dominante, 2) Les fondements historiques et idéologiques du racisme « respectable » de la « gauche » française, 3) La prise en otage des enseignants ou l’instrumentalisation de l’école publique, 4) Les premiers fruits amers de l’unité nationale : Guerres, peurs, humiliation, mises sous surveillance, 5) L’attentat contre Charlie Hebdo : l’occultation politique et idéologique des causes, des conséquences et des enjeux, etc., https://bouamamas.wordpress.com/

    [ii] Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Présence africaine, Paris, 2004 [rééd.], p. 9.

    [iii] Rosa Luxemburg, l’accumulation du capital, tome 2, Maspero, Paris, 1976, pp. 43-91.

    [iv] Karl Marx, Fondement de la critique de l’économie politique, Anthropos, Paris, 1968, tome 1, pp. 203-204.

    [v] Aimé Césaire, op.cit.

    [vi] Frantz Fanon, Racisme et Culture, in Pour la révolution africaine, La Découverte, Paris, 2001 [rééd.], pp. 37-53. Voir aussi Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Seuil, Paris, 1952.

    [vii] Denis Diderot, Langue, Œuvres, La Pléiade, Paris, 1946, p. 210.

    [viii] Suzanne Citron, Enseigner l’histoire aujourd’hui. La mémoire perdue et retrouvée, Éditions ouvrières, Paris, 1984, p. 67.

    [ix] Bertrand Barère de Vieuzac, Rapport au comité de salut public, in Michel Certeau, Dominique Julia et Jacques Revel, Une politique de la langue, Gallimard, Paris, 1975.


    Pour ajouter encore quelques citations, vues ici :

    http://servirlepeupleservirlepeuple.eklablog.com/sur-une-controverse-de- definitions-entre-marxisme-et-decolonialisme

    "Le capitalisme n'est pas simplement l'économie marchande (je fabrique pour te vendre en me faisant une marge qui paye mon travail et celui de mes collaborateurs). Le capitalisme est un SYSTÈME TOTAL qui inclut pouvoir absolu de la finance, expansion territoriale permanente, État moderne prison des peuples, impérialisme, colonialisme, esclavage ou formes poussées de travail asservi, surexploitation...

    Intéressant à ce titre que tu revendiques Richelieu, boucher de l'Occitanie, de la Provence (répression des Cascavèus 1630), inventeur des préfets (intendants) mais aussi initiateur de la colonisation des Antilles et de la première compagnie négrière. Un personnage vraiment clé et emblématique, en effet, dans ce processus de naissance du capitalisme.

    Ce système qui existe depuis la fin du Moyen Âge, est responsable depuis lors de millions de morts PAR AN."

    (...)

    "Le capitalisme serait ainsi quelque part, en dernière analyse, INTRINSÈQUEMENT un colonialisme : une classe dominante capitaliste, appuyée sur un appareil d’État (directement bourgeois ou d'extraction féodale - monarchie absolutiste), COLONISE des territoires et des masses populaires de force de travail (et aussi de consommation : "marché") qui les habitent... N'existant finalement, dans ce paradigme, QUE de telles colonisations plus ou moins "douces" ou violentes (avec notamment le divide entre les populations relevant du "monde blanc" et les autres - indigènes, Amin lui-même insistant sur cette distinction lorsqu'il aborde la question des périphéries intérieures des grands États impérialistes) et plus ou moins récentes et "à vif" ou anciennes et oubliées, enterrées sous les conditions de vies "correctes" que les masses populaires concernées auraient éventuellement atteintes depuis. C'est d'ailleurs un peu le sens originel (à l'époque dite moderne) du terme "coloniser", qui n'a longtemps pas signifié imposer à un peuple d'outre-mer une domination particulièrement violente, mais simplement investir un territoire soit inhabité soit hors de toute activité économique "productive" et "rentable"... d'un point de vue capitaliste, et le "mettre (toujours de ce même point de vue de profit capitaliste) en valeur" (comme par exemple au 19e siècle les Landes de Gascogne). Le capitalisme est donc, dans cette logique, colonisation (prise de possession et exploitation de territoires et de populations en quête permanente de profit) et la colonisation est capitalisme, de manière totalement indissociable."

    (...)

    "EN CONCLUSION DE TOUT CELA, le capitalisme ne serait donc pas "simplement" "l'économie de marché", mais bel et bien un SYSTÈME, une forme sociale TOTALE fondée certes sur une économie marchande... mais de marchandisation de tout ; dépouillant progressivement les masses populaires de TOUT moyen de subsistance autre que la vente de leur force de travail contre salaire ; et avec une tendance intrinsèque à la financiarisation et surtout, à l'EXPANSION TERRITORIALE de ses Centres d'accumulation au détriment les uns des autres ou des territoires encore pré-capitalistes.

    Autrement dit, intrinsèquement oppresseur national et colonialiste.

    C'est là une nature, une ESSENCE MÊME que l'on ne peut pas sérieusement prétendre combattre le capitalisme si on ne la combat pas (non seulement en paroles, grandes déclarations de principes dans ses documents organisationnels, mais EN ACTES)."

    Le Capitalisme est une colonisation des Peuples par le Capital - Saïd Bouamama

    Pour une "Internationale domestique" des "Beaufs" et des "Barbares"


    « Cela passera aussi par une remise en cause radicale des instruments de l’impérialisme : les États-nations qui toujours choisissent une partie du peuple sur laquelle ils fondent leur légitimité contre les autres composantes de ce même peuple. En France, cela passera d’abord par l’émergence d’une force politique autonome des quartiers et des immigrations post-coloniales. Ensuite, par une politique d’alliance. Non seulement avec les plus pauvres et déclassés du prolétariat blanc si, à l’attrait d’un nationalisme de droite, ils préfèrent la lutte contre le libéralisme, mais aussi avec les autres peuples de France, les autres groupes culturels écrasés par plusieurs siècles de jacobinisme forcené et qui résistent. Je pense aux Basques, aux Corses, aux Bretons, aux Alsaciens… Je n’ignore pas bien sûr les contradictions qui structurent les mouvements autonomistes. Je sais qu’ils sont traversés à des degrés divers par deux lignes de fracture indépendantes l’une de l’autre : indépendantisme/régionalisme, extrême-droite/gauche. Nous ne pouvons pas oublier les récentes ratonnades qui ont eu lieu en Corse. Il est évident que dans une perspective de convergence, un mouvement décolonial ne pourra jamais s’allier avec des nationalistes/régionalistes de droite ou d’extrême droite. En revanche, des convergences avec des nationalistes de gauche sont tout à fait envisageables, bien que je préfèrerais parler de "nationalismes décoloniaux", tant ils n’ont rien de commun avec la gauche jacobine et coloniale.

    C’est ce type de perspective qu’au PIR nous appelons : internationalisme domestique. »

    Houria Bouteldja

    http://indigenes-republique.fr/pour-un-internationalisme-domestique/

    ***

    « Rendons justice à la vérité. L’indigène discordant n’est pas le seul point aveugle de la gauche radicale. Il y en a un autre : c’est le prolétaire blanc. En effet, comme l’a souvent répété Sadri Khiari, la gauche radicale n’arrive pas à rompre avec son matérialisme froid qui l’empêche de comprendre le besoin d’histoire, d’identité, de spiritualité et de dignité des classes populaires blanches. Une dignité qui ne soit pas seulement la dignité de consommer. Les prolos français qui ont voté pour Sarkozy ou Le Pen n’attendent pas d’eux seulement qu’ils augmentent leurs salaires. Ils votent pour des valeurs, quoi qu’on puisse penser de ces valeurs. Et à des valeurs, on n’oppose pas 1500 euros mais d’autres valeurs ; on oppose de la politique et de la culture. La question de la dignité est une porte d’entrée trop négligée. Cette dignité bafouée a su trouver auprès de ceux qu’on appelle les petits blancs en France ou encore les white trash aux États-Unis une voix souterraine pour s’exprimer, c’est l’identité. L’identité comme revers vicieux de la dignité blanche, et qui sous cette forme n’a trouvé comme traduction politique que le vote FN, puisque ces petits blancs sont "trop pauvres pour intéresser la droite, trop blancs pour intéresser la gauche" pour reprendre la formule d’Aymeric Patricot (la gauche institutionnelle, s’entend). À la politique de "l’identité nationale", donc, on ne peut plus se contenter d’opposer un internationalisme universaliste et uniformisateur, européocentriste. Il faut trouver d’autres réponses.

    Je propose pour conclure que ces points aveugles de la gauche deviennent nos points de clairvoyance. Les prolétaires blancs ont aussi leur zone grise mais ils ont aussi leur dignité. Il n’est pas souhaitable, comme il ne serait pas très généreux de notre part, de croire que le prolétariat blanc est condamné au fascisme. Si cette tendance est indéniable, ils sont aussi nombreux à démissionner du politique, à s’abstenir, à résister et oui, à vivre dans leurs contradictions de prolos méprisés. Quoiqu’on en dise, ce mépris n’est pas seulement un mythe entretenu par l’extrême-droite. Il est au cœur de la dévitalisation d’une gauche satisfaite d’elle-même, qui donnant d’une main des leçons d’antiracisme moral aux petits blancs, apprenait de l’autre l’intégration républicaine aux immigrés. À ces deux extrémités, deux camps qui se regardent en chien de faïence, et une expérience commune : la négation de dignité.

    Alors que faire ? La paix révolutionnaire entre les petits blancs et les post-colonisés ne se décrète pas. Et il est déjà des stratégies douteuses de réconciliation qui se font entendre. C’est donc un terrain extrêmement miné sur lequel pourtant il faudra mettre un pied, ni à partir de la gauche telle qu’elle se détermine aujourd’hui ni à partir de l’extrême-droite mais à partir d’une politique décoloniale, seule à même de sortir de ce duel mortifère, entretenu par des intérêts divers, entre les deux parias de la société, les petits blancs et les indigènes. Ou pour le dire plus clairement : entre les Beaufs et les Barbares. »

    Houria Bouteldja, membre du PIR

    Intervention au Bandung du Nord, Saint Denis, le 6 mai 2018

    http://indigenes-republique.fr/les-beaufs-et-les-barbares-sortir-du-dilemme/

    ***

    "Depuis quelques années, le terme de « petit Blanc » revient dans le débat public. « Petit »… ce qui suppose un moindre pouvoir ?

    Je n’aime pas cette expression. Elle exprime implicitement le fait que les « grands Blancs » seraient qualitativement supérieurs à ces « petits Blancs ». J’y vois un mépris de classe, un dédain des couches populaires françaises : ouvriers, fonctionnaires, personnes travaillant dans des zones rurales, qui sont considérés comme archaïques, conservatrices, réactionnaires, et qui seraient naturellement amenés à voter pour la droite ou l’extrême droite. L’expression les « beaufs » en est tout à fait symptomatique. Oui, ces populations ont un moindre pouvoir et si la dégradation de leurs conditions sociales se poursuit, ils n’auront plus, pour construire leur dignité, que la fierté d’être blancs. Une fierté menacée, non par les « bougnoules » et les « négros », comme ils tendent souvent à le penser, mais par les Blancs qui se croient plus « civilisés » qu’eux. J’ai maintes fois été choqué de constater une telle morgue, même chez des militants de la gauche de gauche. Au-delà des « petits Blancs » d’aujourd’hui, il faudrait que cette gauche réfléchisse à l’échec historique du mouvement ouvrier et progressiste français à s’allier, par exemple, avec les petits paysans."

    [Un passage intéressant car au fond valable pour nous, les "provinciaux", les "périphériques", les "beaufs" des "territoires", face à une gauche encore et toujours "centralement parisienne" :

    "Êtes-vous prêt à faire un bout de chemin avec la gauche traditionnelle et les organisations antiracistes, ou bien vos analyses en sont-elles trop éloignées ?

    C’est à la gauche, aux forces qui voudraient se battre contre le racisme et une forme de domination raciale d’aller vers les « populations indigénisées »  et leurs organisations. Et d’aller vers elles, non pas avec des ultimatums, non pas pour les éduquer ou les rééduquer, pour leur montrer le chemin historique et unique du progressisme et de l’émancipation, mais pour les appuyer, accepter leurs spécificités, reconnaître le caractère fondamental de leurs revendications. C’est donc à la gauche blanche de montrer qu’elle est capable de construire un grand mouvement populaire, qui n’aura de sens aujourd’hui qu’avec les populations issues de l’immigration, en respectant leur autonomie politique et en intégrant leurs revendications. Quant à nous, sans une grande organisation politique, nous ne pourrons jamais négocier des alliances égalitaires. Nous ne voulons plus être les tirailleurs sénégalais d’aucune cause !"]

    "Pour tenter d’échapper à l’enfermement et à l’autisme du Blanc, Pierre Tevanian fait l’« l’éloge de la traîtrise » : « Il ne s’agit pas de se détester mais de détester son privilège et le système social qui le fonde. » Un Blanc qui rejoint le combat des Indigènes de la République doit-il être un traître ?

    Jean Genet, qui avait le sens des formules qui frappent, s’était déjà défini comme un traître aux Blancs. On lui doit de s’être rangé aux côtés des peuples opprimés, comme les Afro-américains et les Palestiniens. 

    Mais Jean Genet n’était pas un stratège. Il nous faut élaborer une stratégie, être en mesure de distinguer les contradictions et les failles, trouver des points d’appui ou accentuer certaines tensions internes au monde blanc. La société blanche n’est pas une somme d’individualités blanches à convaincre, une à une, de « trahir » leur « camp », mais un ensemble de groupes sociaux. 

    Il nous faut construire un discours qui s’adresse collectivement à des secteurs du monde blanc, pour qu’ils trouvent un intérêt à soutenir notre combat, même si, individuellement, ils ne « détestent » pas leurs privilèges. Pensez-vous que tous les appelés qui ont, sous une forme ou une autre, résisté à la sale guerre menée par la république en Algérie, par exemple, étaient de fervents anticolonialistes ?

    Il ne s’agit pas d’exiger des Blancs qu’ils soient des « traîtres », ni de chercher à leur enlever leurs « préjugés », ni d’appréhender les Blancs comme un bloc homogène qui nous serait hostile, par essence, et dont il serait juste possible de détacher quelques uns. Si, aujourd’hui, je me permets des paroles aussi fermes, qui me rendront antipathiques aux yeux de bien des Blancs et des indigènes qui ont peur des Blancs, c’est parce que notre priorité est de nous affirmer. D’être clairs avec nous-mêmes, et de nous organiser."

    Sadri Khiari, propos recueillis par Thierry Leclère dans l'ouvrage "De quelle couleur sont les Blancs ?", éditions La Découverte, 2013.

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    Lettre d'un militant occitan aux Indigènes


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