• La France éternelle (S. Weil)

    Ce bref rappel de faits universellement connus résout déjà la question posée en ce qui concerne la France. Il n’y a pas de « France éternelle », tout au moins en ce qui concerne la paix et la liberté. Napoléon n’a pas inspiré au monde moins de terreur et d’horreur qu’Hitler, ni moins justement. Quiconque parcourt, par exemple, le Tyrol, y trouve à chaque pas des inscriptions rappelant les cruautés commises alors par les soldats français contre un peuple pauvre, laborieux et heureux pour autant qu’il est libre. Oublie-t-on ce que la France a fait subir à la Hollande, à la Suisse, à l’Espagne ? On prétend que Napoléon a propagé, les armes à la main, les idées de liberté et d’égalité de la Révolution française ; mais ce qu’il a principalement propagé, c’est l’idée de l’État centralisé, l’État comme source unique d’autorité et objet exclusif de dévouement ; l’État ainsi conçu, inventé pour ainsi dire par Richelieu, conduit à un point plus haut de perfection par Louis XIV, à un point plus haut encore par la Révolution, puis par Napoléon, a trouvé aujourd’hui sa forme suprême en Allemagne. Il nous fait à présent horreur, et cette horreur est juste ; n’oublions pas pourtant qu’il est venu de chez nous.

    Sous la Restauration, plus encore sous Louis-Philippe, la France était devenue la plus pacifique des nations. Pourtant à l’étranger, le souvenir du passé faisait qu’on continuait à la craindre, comme nous avons craint l’Allemagne après 1918, et à regretter que ses vainqueurs ne l’eussent pas anéantie en 1814 ou 1815. Parmi les Français eux-mêmes beaucoup désiraient ouvertement la guerre et la conquête, et se croyaient un droit héréditaire à l’empire du monde. Que penserait-on aujourd’hui, par exemple, de ces vers écrits en 1831 par Barthélemy, poète alors populaire :

    ... Berlin est le domaine / Que la France a pour but lorsqu’elle se promène.

    Et que penser d’ailleurs de tant de vers de Hugo à l’éloge des conquêtes françaises, où l’habitude ne nous laisse plus voir qu’un exercice littéraire ? Par bonheur, ce courant ne l’emporta pas ; pour des raisons mystérieuses la France avait cessé d’être une nation conquérante, du moins en Europe. Le Second Empire même ne put par ses folies en faire une nation conquérante, mais seulement une nation conquise. La victoire de 1918 l’a rendue, si possible, moins conquérante qu’avant, de sorte qu’elle croit ne l’avoir jamais été et ne plus pouvoir le redevenir. Ainsi changent les peuples.

    Si l’on remonte plus haut dans le passé, il y a analogie entre Hitler et Louis XIV, non certes quant à leur personne, mais quant à leur rôle. Louis XIV était un roi légitime, mais il n’en avait pas l’esprit ; les misères de son enfance, environnée des terreurs de la Fronde, lui avaient donné pour une part l’état d’esprit des dictateurs modernes qui, partis de rien, humiliés dans leur jeunesse, n’ont cru pouvoir commander leur peuple qu’en le matant. Le régime établi par lui méritait déjà, pour la première fois en Europe depuis Rome, le nom moderne de totalitaire. L’abaissement des esprits et des cœurs pendant la seconde partie de son règne, celle où a écrit Saint-Simon, est quelque chose d’aussi douloureux que tout ce qu’on a pu voir par la suite de plus triste. Aucune classe de la nation n’y a échappé. La propagande intérieure, malgré l’absence des moyens techniques actuels, atteignait une perfection difficile à dépasser ; Liselotte, la seconde Madame, n’écrivait-elle pas qu’on ne pouvait publier aucun livre sans y insérer les louanges du roi ? Et pour trouver aujourd’hui quelque chose de comparable au ton presque idolâtre de ces louanges, ce n’est pas même à Hitler, c’est presque à Staline qu’il faut penser. Nous avons aujourd’hui l’habitude de voir dans ces basses flatteries une simple clause de style, liée à l’institution monarchique ; mais c’est une erreur ; ce ton était tout nouveau en France, où jusque-là, sinon dans une certaine mesure sous Richelieu, on n’avait pas coutume d’être servile. Quant aux cruautés des persécutions et au silence établi autour d’elles, la comparaison se soutient facilement. L’emprise du pouvoir central sur la vie des particuliers n’était peut-être pas moindre, quoiqu’il soit difficile d’en juger.

    La politique extérieure procédait du même esprit d’orgueil impitoyable, du même art savant d’humilier, de la même mauvaise foi que la politique d’Hitler. La première action de Louis XIV fut de contraindre l’Espagne, à qui il venait de s’allier par mariage, à s’humilier publiquement devant lui sous menace de guerre. Il humilia de la même manière le Pape ; il contraignit le doge de Gênes à venir lui demander pardon ; il prit Strasbourg exactement comme Hitler a pris Prague, en pleine paix, parmi les larmes des habitants impuissants à résister, au mépris d’un traité tout récemment conclu et qui avait fixé des frontières théoriquement définitives. La dévastation atroce du Palatinat n’eut pas non plus l’excuse des nécessités de la guerre. L’agression non motivée contre la Hollande faillit anéantir un peuple libre et fier de l’être, et dont la civilisation à ce moment était plus brillante encore que celle de la France, comme les noms de Rembrandt, Spinoza, Huyghens le montrent assez. On aurait peine à trouver dans la littérature allemande contemporaine quelque chose de plus bassement cruel qu’un petit poème gai composé à cette occasion par La Fontaine pour prédire la destruction des cités hollandaises . Que La Fontaine soit un grand poète rend seulement la chose plus triste. Louis XIV devint enfin l’ennemi public en Europe, l’homme par qui tout homme libre, toute cité libre se sentaient menacés. Cette terreur et cette haine, on les voit dans les textes anglais de l’époque, par exemple le journal de Pepys ; et Winston Churchill, dans sa biographie de son illustre ancêtre Marlborough, témoigne rétrospectivement à Louis XIV les mêmes sentiments qui l’animent contre Hitler.

    Mais le véritable, le premier précurseur d’Hitler depuis l’Antiquité est sans doute Richelieu. Il a inventé l’État. Avant lui, des rois, comme Louis XI, avaient pu établir un pouvoir fort ; mais ils défendaient leur couronne. Des sujets avaient pu se montrer citoyens dans le maniement des affaires ; ils se dévouaient au bien public. L’État auquel Richelieu s’est donné corps et âme, au point de n’avoir plus conscience d’aucune ambition personnelle, n’était pas la couronne, encore moins le bien public ; c’était la machine anonyme, aveugle, productrice d’ordre et de puissance, que nous connaissons aujourd’hui sous ce nom et que certains pays adorent. Cette adoration implique un mépris avoué de toute morale, et en même temps le sacrifice de soi-même qui accompagne d’ordinaire la vertu ; ce mélange se trouve chez Richelieu, qui disait, avec la merveilleuse clarté d’esprit des Français de cette époque, que le salut de l’État ne se procure pas par les mêmes règles que le salut de l’âme, parce que le salut de l’âme se fait dans l’autre monde, au lieu que les États ne peuvent se sauver que dans ce monde-ci. Sans recourir aux pamphlets de ses adversaires, ses propres mémoires montrent comment il a appliqué ce principe, par des violations de traités, des intrigues destinées à prolonger indéfiniment les guerres les plus atroces, et le sacrifice de toute autre considération, sans exception aucune, à la réputation de l’État, c’est-à-dire, dans le mauvais langage d’aujourd’hui, à son prestige. Le cardinal-infant, dont on a pu voir récemment à Genève le visage courageux, lucide et triste, peint avec amour par Vélasquez, fit précéder ses armes en France d’un manifeste qu’il suffirait aujourd’hui de traduire, sans changer aucun mot que les noms de Français et de Richelieu, pour en faire une excellente proclamation au peuple allemand. Car c’est une erreur grave de croire que la morale de cette époque, même en matière internationale, différât de la nôtre ; on y trouve, et même dans des discours de ministres, des textes qui ressembleraient aux meilleurs textes d’aujourd’hui à l’éloge d’une politique de paix s’ils n’étaient mieux raisonnés et infiniment mieux écrits. Une partie des ennemis de Richelieu, de son propre aveu, étaient animés par une horreur sincère de la guerre. On avait la même morale qu’aujourd’hui ; on la pratiquait aussi peu ; et comme aujourd’hui tous ceux qui faisaient la guerre disaient, à tort ou à raison, qu’ils la faisaient pour mieux l’éviter.

    Si l'on remonte plus haut dans l’histoire de la France, on voit notamment que sous Charles VI les Flamands se disaient entre eux, pour s’encourager à maintenir leurs droits les armes à la main : « Voulons-nous devenir esclaves comme les Français ? » À vrai dire, depuis la mort de Charles V jusqu’à la Révolution, la France a eu en Europe la réputation d’être la terre d’élection non pas de la liberté, mais bien plutôt de l’esclavage, du fait que les impôts n’étaient soumis à aucune règle et dépendaient exclusivement de la volonté du roi. L’Allemagne, pendant la même période, fut regardée comme étant éminemment une terre de liberté ; qu’on lise plutôt les notes de Machiavel sur la France et l’Allemagne. Il en est de même de l’Angleterre, bien entendu, quelques moments pénibles mis à part. L’Espagne n’a perdu toutes ses libertés que lorsque le petit-fils de Louis XIV en eut occupé le trône. Les Français eux-mêmes, depuis Charles VI jusqu’à l’écrasement de la Fronde, ne perdirent jamais le sentiment qu’ils étaient privés de leurs droits naturels et légaux ; le XVIIIe siècle n’a pas fait autre chose que reprendre une longue tradition anéantie pendant plus d’un demi-siècle par Louis XIV. C’est au XIXe siècle seulement que la France s’est regardée elle-même et a été regardée comme étant par excellence un pays de lumière et de liberté ; les hommes du XVIIIe siècle, dont la gloire a tant contribué à donner à la France cette réputation, pensaient cela, eux, de l’Angleterre. Du reste, jusqu’au XVIIe siècle, la culture occidentale formait un tout ; nul, avant le règne de Louis XIV, n’eût songé à la découper par nations. La « France éternelle » est de fabrication très récente.

    https://www.matierevolution.fr/spip.php?article893

    L'impérialisme parisien, fléau des peuples ancré dans les siècles

    La statue du tyran au milieu de la Place Bellecour, à Lyon


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  • [Nul n'est obligé, s'il est utile de le préciser, de partager les convictions personnelles de l'auteur de ce texte (religion africaine, Maât).

    Il n'en est en effet nul besoin pour apprécier tout l'intérêt de ce qu'il expose quant à l'opposition entre le modèle actuel, qui est en réalité celui de l'État moderne, du capitalisme impérialiste, de la Modernité dominatrice et uniformisatrice ; celui du passé, en l'occurrence africain... mais qui par bien des aspects, ressemble à la subsidiarité de notre Europe pré-moderne ; et l'avenir que ce passé peut inspirer, rejoignant de beaucoup ce que peut être notre propre vision des choses, notre proposition démocratique et fédérative pour l'Hexagone et l'Europe.

    Quelques peuples niés d'Hexagone, dont les Occitans, ont même le grand honneur d'y être cités smile !]

    http://www.lisapoyakama.org/tribalisme-comment-lafrique-ancienne-avait-regle-le-probleme/

    http://ekladata.com/XrS6xOxPTER8uCNYUzbCmCI1RuI/Tribalisme-_-comment-l-Afrique-ancienne-avait-regle-le-probleme223110.pdf

    La seule petite différence, en ce qui nous concerne, est que nous ne situerions pas exactement les choses sur le terrain d'une opposition Europe/Afrique ; mais plutôt d'une opposition entre État moderne et modèles alternatifs à celui-ci.

    Le "modèle" d’État européen que décrit le texte est en réalité l’État moderne tel que nous le connaissons aujourd'hui. Il n'existait pas il y a 1000 ans, dans ce que l'on a pris l'habitude depuis d'appeler la féodalité (et de peindre sous les traits les plus sombres...). Il a commencé à apparaître tout doucement à partir du 13e siècle, lorsque a commencé à être conçu l’État comme instrument d'accumulation de richesses par un "1%", d'abord aristocratie de "sang bleu" autour de monarques absolus, puis aristocratie d'argent - le "modèle" atteignant sa forme la plus aboutie sous cette dernière.

    Certes ce "modèle" est né en Europe et nulle part ailleurs ; comme le regretté Samir Amin l'explique bien et pour quelles raisons : Samir-Amin.pdf. Pour tout un ensemble de raisons, dans cette "petite péninsule" du grand continent eurasiatique, ce même système Ekolo que décrit le texte ci-dessus pour l'Afrique existait, mais "faible" et "instable", ce qui a permis par deux fois (une première fois avec l'Empire romain) cette "mutation" vers un système où la logique marchande, financière et d'accumulation à outrance finit par englober et dominer toute la vie sociale – système autrement nommé CAPITALISME, impérialisme... et dont la forme d’État est l’État moderne (ce n'est pas "par magie" que celui-ci n'existait pas en Afrique, mais parce qu'il va forcément de pair avec ce système qui n'y existait pas encore).

    Un État moderne qui s'est progressivement formé par accumulation successive de territoires (avec leurs richesses et leurs populations à exploiter) autour de Centres-capitales éliminant leurs potentiels rivaux (comme Paris a éliminé Toulouse, Bordeaux, Marseille, Lyon etc.) ; et qui a fini par le COLONIALISME par s'étendre au monde entier, si bien que comme l'explique le texte dans sa dernière partie, c'est ce "modèle" qui est aujourd'hui celui des États soi-disant "indépendants" (ancienne colonies) du continent africain (où le "régionalisme" consiste en une "ethnie" régionale qui s'approprie tout le pouvoir et ce que l'impérialisme veut bien lui laisser de richesses, et dont les autres cherchent à prendre la place pour en faire de même).

    Si Lisapo ya Kama regarde vers ce passé, pour jeter les bases d'une révolution démocratique panafricaine qui reste à construire, il nous appartient à nous aussi de nous en inspirer, et surtout de regarder vers notre propre passé de "républiques" démocratiques locales comme les Escartons des Hautes-Alpes, pour sortir nous aussi de ce système qui conduit l'humanité même à sa perte (on vient de "célébrer" il y a quelques jours la fin de la Première Guerre mondiale, "tribalisme géant" au final, et une de ces "joyeusetés" qu'il nous apporte ; tandis que le même jour un coup d’État en Bolivie allumait dans ce pays les flammes d'une guerre civile à forte connotation raciste anti-indigène)... Et aller vers un Hexagone et une Europe réellement démocratique des bassins de vie autonomes et fédérés, une "grande Suisse" qui serait sortie du capitalisme (la Suisse consiste en 26 - confédérées - de ces "républiques" locales médiévales qui profitant de leurs "remparts" naturels ont réussi à ne pas se faire "avaler" par les grands États voisins en formation, mais elle est néanmoins insérée dans le système capitaliste financier mondial ce qui à terme pose d'autres problèmes... elle a pour autant le mérite, en existant, de démontrer l'inanité des arguments comme quoi un tel système ne serait "pas viable", ne "fonctionnerait pas", ou serait "faible" dans "l'arène" mondiale puisque depuis Napoléon qui a fini par en être chassé, nul - même Hitler - ne s'est risqué à l'envahir, elle a toujours avec sa démocratie souveraine et participative refusé de faire partie de l'Union Européenne, etc. etc.).

    Penser un nouveau modèle d'État, démocratique et fédératif : le modèle de l'ancienne Afrique


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  • "Il ne suffit pas de résister : on sait le faire.

    La ZAD résiste, oui, de même que les autonomes ou les quartiers populaires. Mais la question que l’on doit résoudre, c’est celle du pouvoir. Si on ne touche pas au pouvoir, on ne change pas la société.

    La transformation des rapports sociaux suppose une victoire sur le pouvoir — ce qui n’empêche pas de travailler avec toutes les formes de résistance.

    Il n’y a pas un modèle : historiquement, les partisans de la prise du pouvoir s’opposent à ceux du contre-pouvoir ; des troisièmes ou des quatrièmes voies peuvent émerger.

    Laissons ouverts les champs de l’Histoire. Les peuples inventent. Le passé nous apprend que nous n’avons pas la solution en la matière : la dynamique de refus du pouvoir n’a jamais abouti à des transformations sociales globales ; la dynamique partidaire, malgré des succès indéniables, a également conduit à de nombreux échecs… Soyons humbles.

    On sait qu’il faut détruire le pouvoir de domination ; par quoi le remplacer ? C’est aux mouvements de masse de l’inventer demain, non aux petits groupes militants. Ce qui reste certain, c’est qu’on n’abat pas durablement un système sans organisation."

    https://www.revue-ballast.fr/said-bouamama/

    Autres extraits passionnants (nous avons déjà partagé un texte de Bouamama sur ce site : le-capitalisme-est-par-essence-une-colonisation-des-peuples-par-le-capital) :

    Vous avez plus d’une fois détricoté les fameuses « valeurs de la République ». Malgré tous les échecs de l’histoire républicaine, le philosophe Daniel Bensaïd tenait à sauver la République sociale : ce cadre vous semble-t-il encore fécond ?

    Le terme « République » n’est en lui-même pas problématique. Mais la manière dont il s’est construit dans l’Histoire concrète, et dont il est porté et surchargé idéologiquement, l’est. « La République » est presque devenue un symbole de la réaction… Deux voies s’offrent à nous : on refuse de leur laisser le mot et on y remet le contenu (« la Sociale », donc) ; on invente un autre mot. Les deux me vont. Ce qui m’intéresse avant tout, c’est de se démarquer des modèles dont on ne veut pas, des républiques dominantes — si la République est condamnée à n’être plus que ça, mettons-la à la poubelle ; si elle peut porter un projet social, allons‑y, je n’ai pas de souci avec ça ! Je refuse seulement le républicanisme, c’est-à-dire l’idée que la forme actuelle serait un acquis qu’il faudrait défendre face aux barbares. La forme actuelle, c’est celle qui porte les guerres et la répression.

    Identifiez-vous un point de bascule historique, faisant passer la République issue de l’émancipation révolutionnaire de 1792 à un régime de dominants, ou bien le ver se trouvait-il déjà dans le fruit originel ?

    Il y a un point de bascule, en effet, mais je le situe très tôt : dans mon livre La France : autopsie d’un mythe national, j’ai analysé la séquence 1789–1799. Il n’y a pas seulement la prise de la Bastille mais les serfs qui s’emparent des terres et se les partagent : c’est une réforme agraire imposée par la base et personne n’en parle. Il y a, de 1789 à 1793, le droit de vote accordé aux résidents étrangers — et on se bat encore pour ça aujourd’hui ! Il y a la Constitution de 1793 qui porte en elle-même l’intégralité des droits sociaux et même celui à l’insurrection — elle sera abolie deux ans après… Il y a la traduction, dans toutes les langues du territoire de France (qu’on dit « régionales »), des édits révolutionnaires. C’est une période courte, très courte, sur laquelle vient se greffer la construction du capitalisme puis le projet colonial. La République française devient donc rapidement consubstantielle avec l’impérialisme. Ne disons pas qu’il est un « âge d’or » à retrouver ; décolonisons plutôt cette notion pour la rendre à nouveau révolutionnaire !

    (...)

    Dans quelle mesure peut-on établir un lien entre l’écrasement jacobin et centralisateur des identités régionales françaises et le colonialisme hors des frontières nationales ?

    Pour moi, c’est le même processus. Les peuples colonisés ont connu ce qui avait, en amont et en interne, été appliqué à la société française. Le désir de détruire les langues et les cultures régionales ne s’est pas fait sans violence. Rappelons-nous qu’on a coupé les départements en carré pour casser les formes historiques et territoriales des peuples, comme on le fera ensuite sur l’ensemble du continent africain. La classe dominante — et Paris en particulier — a voulu homogénéiser l’ensemble des cultures françaises par la destruction, avant de le faire sur toute la planète à travers le projet colonial. On doit aussi penser à ça, en termes d’alliances : la lutte contre l’impérialisme est aussi celle des altérités matraquées par le jacobinisme, et inversement. Le paradoxe de l’Histoire, c’est qu’on peut voir une partie de ces populations se tourner vers le fascisme, pensant défendre leur « terroir », alors qu’elles sont historiquement victimes de ce large courant dominant qui va du républicanisme centralisateur à l’extrême droite. On a voulu faire des Bretons des petits Français, puis on l’a fait avec les Algériens : les mots sont les mêmes — on parlait déjà de « l’intégration » des Bretons ! Lisez les textes sur les « sauvages » bretons déboulant sur Paris : on parle aujourd’hui de la même façon des immigrés ou des sans-papiers. Le capitalisme a besoin d’une seule norme pour exister, celle de l’individu : briser les héritages collectifs, casser la culture paysanne familiale et coopérative. Le capitalisme a détruit les structures collectives françaises avant d’aller faire de même dans les pays du Sud.

    Et l’État, avant même le mode de production capitaliste, non ?

    Bien sûr. Mais l’État est l’outil de la généralisation des rapports capitalistes. Les premiers capitalistes se plaignaient de ces paysans devenus ouvriers, payés au jour, sur lesquels ils ne pouvaient pas compter, donc organiser leur production, puisqu’ils venaient travailler quand bon leur semblait, en fonction de leurs besoins — une semaine, mais pas la suivante… Les capitalistes ont donc développé un discours sur la « sauvagerie » paysanne française qu’il fallait « civiliser », c’est-à-dire mettre au travail de manière fixe, régulière, avec des horaires. L’État a imposé les rapports capitalistes. Et qu’est-ce que la colonisation, sinon l’extension de ces rapports ? On est partis détruire les économies vivrières, villageoises ou collectives pour installer le capitalisme, qui ne connaît que des individus consommateurs en lieu et place des membres de collectifs qui, lorsqu’un voisin est touché, se sentent touchés.

    On comprend ainsi le soutien réciproque des paysans du Larzac et des indépendantistes kanak, dans les années 1980.

    Exactement ! On s’aperçoit, par-delà les milliers de kilomètres, que les peuples en résistance défendent toujours les mêmes choses — tout simplement parce que le capitalisme a partout les mêmes cibles.

    (...)

    Vous aviez dénoncé à ce propos « l’essentialisation » de la nation française, en ce qu’elle permettrait de nier les conflits internes. De quelle façon ?

    Quelle était l’idée dominante des capitalistes ? « Nous sommes tous de la même nation. Oubliez que vous êtes des ouvriers et que nous sommes des bourgeois, oubliez tout ça, oubliez qu’il y a des classes sociales : il existe un nous français. » La gauche s’est historiquement dressée contre cette idée : il existe peut-être un nous national, mais l’ouvrier et le bourgeois n’appartiennent pas à la même classe. La gauche a fait savoir que ce nous national n’était pas homogène. Mais le nous ouvrier n’est lui-même pas homogène : il compte une série de strates. Et ça, une grande partie de la gauche et de l’extrême gauche s’est construite sans le voir. Dire que la classe ouvrière est homogène, c’est par exemple nier l’oppression des femmes en son sein. Les immigrés se situent dans le bas de cette classe ouvrière : ils occupent la place la plus précaire — il y a donc une spécificité à prendre en compte. L’unification de la classe ouvrière est un résultat, pas un point de départ. Affirmer que « Nous sommes tous unis », c’est taire les revendications des plus opprimés ; c’est donc pousser ceux-ci à ne pas se reconnaître dans la gauche ! On divise donc la classe en affirmant qu’elle est par nature unie. À chaque fois que les travailleurs immigrés ont formulé des demandes en accord avec la place qu’ils occupent dans l’appareil de production, les organisateurs de la classe ouvrière ont affirmé que ça « divisait ». Mais quand l’immigré voit qu’il n’accède pas au même poste à qualification égale ou que les syndicats ne prennent pas en charge ses demandes légitimes, il en vient à se demander s’il a vraiment sa place au syndicat. Pourtant, en œuvrant en faveur des strates exploitées, on contribue nécessairement à l’émancipation de celles qui le sont un peu moins…


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  • Un texte originaire d'Alsace et qui s'inscrit, pour le coup, totalement dans une perspective de maintien de la France ; mais bien entendu sous une forme radicalement nouvelle, révolutionnée, démocratique – une sorte, quelque part, de grande Suisse anticapitaliste (car l'optique, également, profondément anticapitaliste du texte ne vous aura pas non plus échappé) ; avec des relents d'application de la Constitution révolutionnaire (jamais appliquée et au contraire trahie dès sous la Terreur) de 1793...

    Une bonne illustration, donc, de l'une des "options", des issues possibles du combat que nous menons ; un peu dans l'esprit de Chivasso qui sert de colonne vertébrale à notre projet politique.



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  • CHARTE POUR L’INDÉPENDANCE ARPITANE


    https://www.lindipendenzanuova.com/a-susa-si-discute-la-carta-dellindipendenza-arpitana/

    Vivre sous la tutelle de la France et de l'Italie, États dont nous sommes les citoyens, devient chaque jour plus difficile, ces États étant désormais plus clairement que jamais des instruments de spoliation sociale aux mains des Grands Pouvoirs globalisés de l'Économie et de la Finance.

    En France et en Italie, la démocratie, née dans l'antique Grèce, se révèle impraticable ; ce mot creux dissimulant en réalité une pratique politique et administrative oligarchique, aux mains d'un petit nombre d'individus au service de ces Grands Pouvoirs et contraires à nos intérêts de citoyens.

    Partant du postulat que ces États, issus de l'absolutisme féodal barbare, sont arrivés au bout de leur parcours historique et ne sont plus en mesure de garantir le bien-être social, le moment est venu, pour nous Arpitans, d'invoquer le droit international à l'autodétermination. Nous voulons nous séparer de ces deux États d'appartenance, et accéder à la pleine souveraineté.

    Nous voulons instaurer, dans les pays qui composent notre Arpitanie, la démocratie authentique, la démocratie directe, la politeia ; comme chez nos voisins suisses où le Peuple peut annuler des lois que le Parlement a pourtant approuvées.

    Nous pensons préférable de concentrer, pour le moment, notre activité politique sur la Haute Arpitanie de part et d'autre du Mont Blanc, partie de la Grande Arpitanie que l'histoire a maintenue culturellement plus unie et homogène et que dans la suite du présent texte nous appellerons simplement "Arpitanie".

    ***

    Les Pays arpitans, que nous voulons rendre souverains pour former la Fédération arpitane, sont les suivants :

    1 – La Maurienne, la Tarentaise, le Chambérien (Savoie Ducale), le Chablais, le Genevois et le Faucigny ; qui sont les 6 pays historiques de la Savoie. Ce sont des territoires sous juridiction française, et qui ne sont donc pas libres.

    2 – Les Vallées arpitanes du Piémont (au nord-ouest de Turin), la Vallée d'Aoste, ainsi que l'Oberlystal qui est de langue et de culture alémanique (Walser). Ces territoires constituent la Grée, ils sont actuellement sous juridiction italienne et ne sont pas libres.

    L’Arpitanie compte, enfin, un certain nombre de pays indépendants qui au cours des siècles passés se sont unis à d'autres républiques alpines pour former la Confédération helvétique, la Suisse : il s'agit des cantons de Genève, Neuchâtel, Vaud, Jura, Fribourg et Valais. C'est là l'Arpitanie nationalement libre.

    Bien entendu, tout souhait éventuel de participation à notre projet indépendantiste qui serait émis par d'autres terres arpitanes ou voisines sera évidemment pris en considération.

    Charte pour l'indépendance arpitane - Suse, septembre 2013

    ***

    Nous, habitants de l'Arpitanie, nous nous proclamons Peuple et nous voulons, comme déjà d'autres peuples avant nous, initier le processus pour accéder à l'indépendance, par la recherche du dialogue et des moyens pacifiques et non-violents.

    Notre objectif premier, vers lequel doivent tendre tous nos efforts, est de parvenir à l'indépendance de nos pays ; les formes et le type de gestion de la res publica qui en naîtra seront décidés collectivement et établis lorsque nous serons libres et jouirons de la pleine souveraineté décisionnelle.

    Ce n'est qu'en nous fixant des objectifs clairs, un programme solide et un parcours bien défini, que nous obtiendrons l'indépendance de notre Nation.

    Et c'est seulement en rendant publics ces objectifs, les étapes de ce parcours et les moyens pour les atteindre avec la pédagogie conséquente, que nous gagnerons la confiance des Arpitans pour avancer sur le long et difficile chemin qu'il nous reste à parcourir.

    ***

    La stratégie à adopter pour obtenir l'adhésion d'une majorité populaire passe par la création d'un Mouvement pour l'Indépendance réellement transversal et unitaire, opérant dans l'ensemble des Pays arpitans.

    Ce Mouvement pour l'Indépendance s'adresse à tous les membres de la société arpitane, à tous les habitants de notre Nation sans distinction de race, de langue, de religion, d'origine géographique, d'appartenance politique ou de position économique ; et les invite à adhérer à notre projet indépendantiste.

    Le Mouvement pour l'Indépendance est constitué de toutes les personnes qui vivent sur le territoire arpitan et reconnaissent la nécessité de conquérir la majorité populaire nécessaire pour imposer un référendum sur notre avenir.

    Le Mouvement pour l'Indépendance s'organisera conformément à la feuille de route que nous proposons et toutes les modifications qui, rendues nécessaires, seront collectivement approuvées.

    Charte pour l'indépendance arpitane - Suse, septembre 2013

    ***

    Nous, abadistes, c'est à dire Arpitans indépendantistes, voulons suivre l'exemple de nos frères les Arpitans suisses : nous voulons obtenir notre indépendance et notre souveraineté afin de nous unir par la suite à d'autres peuples libres, et construire une nouvelle Europe.

    Si cette Europe des Peuples devait tarder à se construire, nous pourrions alors demander à adhérer à la Confédération helvétique, rejoignant ainsi nos frères arpitans déjà libres.

    Nous appelons les partis et mouvements politiques qui opèrent actuellement en Arpitanie, et ceux qui pourraient se former à l'avenir, à rallier notre projet, à hisser et maintenir bien haute la Bannière de l'Indépendance, et à pratiquer une juste, saine et claire administration locale.

    La Savoie, déjà animée d'un fort esprit indépendantiste, pourrait dès à présent commencer à jeter les bases de notre Mouvement sur son territoire.

    ***

    À partir du petit groupe initial que nous sommes, et à travers les étapes préétablies, nous parviendrons, d'ici quelques années, à la fondation d'un Regroupement National Arpitan (RNA) qui, avec plus d'efficacité encore, devra concrètement agir pour atteindre les buts que nous nous sommes fixés aujourd'hui.

    Mouvement pour l'Indépendance de l'Arpitanie – Septembre 2013


    ************************************************************************************************************

    [Nous n'aurions, pour notre part, pas grand chose à ajouter à tout ce qui est dit dans ce texte ; sinon peut-être pour insister encore un peu plus sur la nécessité ABSOLUE de s'arracher au règne de la Finance rapidement évoqué au début, de SORTIR DE CE SYSTÈME MORTIFÈRE qui conduit littéralement l'humanité à l'extinction ; et donc que les grandes Fédérations continentales qui doivent voir le jour (euro-méditerranéenne, slave, arabe-orientale, africaine etc., par exemple), de peuples libérés des pouvoirs étatiques qui sont ses instruments (comme le dit très justement le texte), soient RÉSOLUMENT ANTICAPITALISTES.]


    http://ekladata.com/0uwC2-H-tloMUeWB8JLLlFG2m90.jpg


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  • La logique coloniale française : des Basques
    aux Algériens, de la colonisation « intérieure »
    à la colonisation extérieure


    Saïd Bouamama

    Les discours sur la République et les « valeurs de la République » ont connu un retour fulgurant sur le devant de la scène politique et médiatique à l’occasion des attentats de janvier 2015 et de leur instrumentalisation idéologique par Manuel Valls.

    Le roman national construit par la classe dominante, comme idéologie de justification et de légitimation de son pouvoir, s’est de nouveau déployé avec ses concepts lourds et ses oppositions binaires (universalisme contre particularisme, modernité contre réaction, lumières contre obscurantisme, assimilation contre communautarisme, etc.).

    Nous nous sommes expliqués à maintes reprises sur les enjeux de cette séquence historique qu’a été « je suis Charlie [i]». Nous voulons aujourd’hui faire le point sur ce qui rend possible une telle instrumentalisation : l’intériorisation massive dans une partie importante de la gauche du mythe de la « mission civilisatrice » comme outil d’émancipation des peuples de France à l’intérieur de l’Hexagone, puis des peuples et nations d’Asie, d’Afrique et d’Amérique à l’extérieur.

    Les logiques, buts et processus qui ont présidé à la colonisation externe sont ainsi de même nature que ceux qui se sont déployés dans ce qu’il faut bien appeler une « colonisation interne ».

    colonialisme intérieur 

    La colonisation comme processus de généralisation du rapport social capitaliste

    Dans son historique « discours sur le colonialisme », Aimé Césaire analyse le capitalisme comme une « forme de civilisation qui, à un moment de son histoire, se constate obligée, de façon interne, d’étendre à l’échelle mondiale la concurrence de ses économies antagonistes [ii]».

    Cette concurrence et cette logique extensive sont consubstantielles au capitalisme.

    Elles se sont d’abord déployées dans les périphéries proches des centres d’émergence du nouveau mode de production capitaliste, avant que de s’étendre à des périphéries plus lointaines.

    Rosa Luxemburg souligne à juste titre que cette logique extensive suppose et nécessite la destruction des « économies naturelles », des « économies paysannes » et des cultures populaires dans lesquelles elles se sont historiquement élaborées [iii]

    Marx a décrit précisément l’enjeu pour le nouveau mode de production capitaliste de cette lutte : « On avait eu une production dont seul le surplus était valeur d’échange, et qui était présupposée à la circulation ; on passe maintenant à une production qui ne fonctionne qu’en liaison avec la circulation et dont le contenu exclusif est la valeur d’échange [iv]».

    Ce n’est donc pas par « méchanceté » ou par « vice » que se déploient la logique extensive et la guerre contre les « économies » périphériques (d’abord de proximité puis plus éloignées). Elles sont tout simplement la conséquence logique du nouveau mode de production.

    Réduire l’extension coloniale du mode de production capitaliste à une lutte contre le féodalisme en occultant qu’elle est aussi une lutte contre des « économies naturelles » et des « économies paysannes », pour reprendre les expressions de Rosa Luxemburg, conduit à la cécité face à la résistance hier comme aujourd’hui, dans l’Hexagone comme à l’échelle internationale, à l’arasement et à l’uniformisation capitaliste

    L’État français centralisateur n’a pas été qu’un outil de guerre contre le féodalisme, mais aussi une machine de destruction des économies antérieures et des cultures qui les portaient.

    Parlant des périphéries extra-hexagonales colonisées, Aimé Césaire résume comme suit les caractéristiques qui en font des obstacles à détruire pour le capitalisme :

    « C’étaient des sociétés communautaires, jamais de tous pour quelques-uns. C’étaient des sociétés pas seulement antécapitalistes, comme on l’a dit, mais aussi anticapitalistes. C’étaient des sociétés démocratiques, toujours. C’étaient des sociétés coopératives, des sociétés fraternelles [v]. »

    Il y a, bien sûr, idéalisation assumée de ces sociétés par Aimé Césaire car son écrit est une œuvre de lutte et de dénonciation, mais cela n’enlève rien aux principales caractéristiques de ces « économies naturelles et paysannes ». Rappeler ces faits ne veut pas dire que l’avenir est à construire par un retour vers ces formes du passé. L’histoire ne se réécrit pas en gommant certaines de ces phases mais en les dépassant vers un horizon d’émancipation.

    La prise en compte de cette base matérielle de la colonisation est essentielle pour ne pas dériver vers une opposition idéaliste (et donc impuissante) à la colonisation. Cette dernière est dotée d’un mouvement historique l’amenant à prendre différents visages en fonction du rapport des forces. Les discours sur la nation, sur l’assimilation, sur l’intégration, sur l’universalisme abstrait, etc., ne sont que des accompagnements idéologiques d’un processus d’assujettissement total d’une périphérie à un centre au profit de ce dernier.

    Ces discours ont d’abord été tenus dans le cadre de la construction nationale française avant que s’étendre à des nations ultramarines. Ils ont été des instruments de la mise en dépendance économique et de l’assimilation culturelle et linguistique des cultures de l’Hexagone, avant que de servir les mêmes buts (avec des moyens plus brutaux encore) pour les autres continents. La colonisation intérieure a précédé et a rendu possible la colonisation extérieure.

    L’assimilation comme outil idéologique de la construction nationale française

    colonialisme intérieur 2

    Frantz Fanon souligne pertinemment que le processus colonial est indissociable du racisme. Il suppose pour se déployer l’émergence et l’intériorisation de deux complexes : le complexe de supériorité pour les uns et le complexe d’infériorité pour les autres [vi]. Le rôle de l’appareil d’État en France a justement été de produire, de favoriser et d’étendre ces deux complexes par tous les moyens disponibles de l’inculcation idéologique à la violence ouverte.

    Dans ce processus d’assujettissement la question de la culture en général et de la langue en particulier, revêt une importance particulière. Il s’agit pour justifier l’assujettissement économique d’une périphérie à un centre de hiérarchiser les cultures et les langues. Le penseur des Lumières Denis Diderot pose ainsi comme une évidence indiscutable : « Il est légitime, dans un État unifié politiquement, de ne trouver qu’une seule langue, et de devoir considérer les autres formes linguistiques comme étant des patois qu’on abandonne à la populace des provinces [vii]

    La confusion entre langue commune partagée et langue unique imposée révèle le processus d’assujettissement et de colonisation des périphéries. La langue étant indissociable de la culture qui lui a donné naissance, l’infériorisation linguistique est pour le mieux une infériorisation culturelle et pour le pire une destruction culturelle. Nous parlons de « mieux » et de « pire » en nous situant du point de vue des périphéries car pour le centre le « mieux » est la disparition totale de l’altérité c’est-à-dire l’assimilation.

    Suzanne Citron a mis en évidence la logique de raisonnement conduisant à ce messianisme de destruction des altérités. Elle se base sur la réduction des protagonistes de la révolution française à une lutte binaire : bourgeoisie contre féodalité. Or une telle binarité est une simplification de la réalité sociale des habitants de l’Hexagone. Elle élimine le troisième protagoniste : le monde paysan, ses peuples et ses langues.

    « En amont culture aristocratique franque, monarchique, catholique, en aval culture bourgeoise et urbaine, culture de la Raison, culture des lumières ; le système de représentation qui la sous-tendait n’intégrait pas le monde rural, ses patois, ses solidarités villageoises [viii]. »

    Qu’une telle attitude suppose un complexe de supériorité du centre est évident. Il s’agit ni plus ni moins que de poser le caractère universel de la langue française en l’argumentant d’une supériorité d’essence. Voici comment en parle Bertrand Barère de Vieuzac, député aux États généraux puis à la Convention nationale, pour en appeler à une guerre pour éradiquer les autres langues de l’Hexagone :

    « Le fédéralisme et la superstition parlent bas-breton, l’émigration et la haine de la République parlent allemand [alsacien], la contre-révolution parle italien [toscan langue officielle en Corse et à Nice] et le fanatisme parle basque. Cassons ces instruments de dommages et d’erreurs […]. Il n’appartient qu’à la langue française qui depuis quatre ans se fait lire par tous les peuples […], il n’appartient qu’à elle de devenir la langue universelle. Mais cette ambition est celle du génie de la liberté [ix]. »

    Cette logique de pensée déjà hégémonique au moment de la révolution bourgeoise (qui rappelons-le se déploie à la fois contre le féodalisme et contre les économies et cultures populaires), l’est encore plus ensuite, avec comme summum la Troisième République qui est tout à la fois celle de la guerre à la diversité interne et celle de la colonisation externe. La construction nationale française se bâtit en conséquence par une négation des peuples de l’Hexagone (occitan, basque, breton, etc.) et par une confusion entre l’unité politique et l’unicité culturelle et par une guerre à l’altérité. Mais cette négation n’est pas sans fondements matériels : elle s’enracine dans le besoin d’imposer les rapports sociaux capitalistes à des contrées fonctionnant jusque-là selon une autre logique économique. C’est pourquoi libération nationale et lutte des classes sont indissociables.

    Libération nationale et lutte des classes

    colonialisme interieur3 

    Parler de lutte de libération nationale à propos des peuples de l’Hexagone fait courir en France un danger : celui d’être accusé de réactionnaire, de partisan d’un retour à la féodalité. Nous considérons au contraire que ne pas le faire revient à laisser le champ libre à l’extrême-droite qui sait à merveille canaliser des révoltes légitimes pour les détourner de leurs cibles réelles. Il convient donc de préciser de quoi il s’agit, non pas dans l’abstraction pure, mais dans les conditions concrètes du capitalisme français d’aujourd’hui.

    Aborder la lutte de libération nationale sans la relier à la lutte des classes est selon nous un non-sens. Elle est de fait un combat contre une classe sociale qui hiérarchise le territoire en centres et périphéries, qui ne peut que le faire, qui a besoin de le faire pour maintenir ses profits. C’est pourquoi limiter le combat à la question linguistique ne peut que produire de l’impuissance politique.

    À l’inverse, se contenter de parler de lutte anticapitaliste sans l’ancrer dans les conséquences concrètes d’assujettissement économique et d’oppression culturelle, conduit à la même impasse. Une telle approche, encore majoritaire à gauche en France, aboutit, consciemment ou non, à un regard méprisant sur les formes de révolte qui émergent spontanément face à la domination.

    Ne soyons pas naïfs pour autant. Nos luttes contemporaines se déploient dans un cadre précis, celui de la mondialisation capitaliste et d’une Europe qui en est un des principaux pôles. Cette Europe est parcourue de contradictions, les États les plus puissants voulant y occuper une place hégémonique (la France et l’Allemagne en particulier).

    C’est pour cette raison que nous assistons pour l’Europe du Sud à un retour de mécanismes coloniaux c’est-à-dire à une logique d’assujettissement de ces économies aux centres que sont la France et l’Allemagne. L’épisode grec que nous venons de vivre en est une expression significative. Dans ce contexte nouveau des aspirations justes peuvent être instrumentalisées, des luttes légitimes peuvent être canalisées vers des objectifs réactionnaires, des réactions à l’oppression peuvent être manipulées pour asseoir d’autres oppressions. C’est ainsi au nom de la défense des droits des « minorités » que  sont légitimées plusieurs des guerres impérialistes contemporaines au Moyen-Orient et en Afrique.

    En définitive la question qui est posée est celle du combat pour la fin de l’assujettissement colonial (et donc aussi du capitalisme qu’il sert) et de la conception de l’État qui l’accompagne. La solution n’est pas, selon nous, dans un retour au passé mais dans l’invention d’un avenir. Pour ce faire regarder ailleurs peut aider à développer un imaginaire de la libération. La Bolivie par exemple et son « État plurinational » peut nous aider à penser l’avenir.


    [i] Voir nos articles : 1) Le discours des « valeurs de la république » : Un nouveau masque de l’idéologie dominante, 2) Les fondements historiques et idéologiques du racisme « respectable » de la « gauche » française, 3) La prise en otage des enseignants ou l’instrumentalisation de l’école publique, 4) Les premiers fruits amers de l’unité nationale : Guerres, peurs, humiliation, mises sous surveillance, 5) L’attentat contre Charlie Hebdo : l’occultation politique et idéologique des causes, des conséquences et des enjeux, etc., https://bouamamas.wordpress.com/

    [ii] Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Présence africaine, Paris, 2004 [rééd.], p. 9.

    [iii] Rosa Luxemburg, l’accumulation du capital, tome 2, Maspero, Paris, 1976, pp. 43-91.

    [iv] Karl Marx, Fondement de la critique de l’économie politique, Anthropos, Paris, 1968, tome 1, pp. 203-204.

    [v] Aimé Césaire, op.cit.

    [vi] Frantz Fanon, Racisme et Culture, in Pour la révolution africaine, La Découverte, Paris, 2001 [rééd.], pp. 37-53. Voir aussi Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Seuil, Paris, 1952.

    [vii] Denis Diderot, Langue, Œuvres, La Pléiade, Paris, 1946, p. 210.

    [viii] Suzanne Citron, Enseigner l’histoire aujourd’hui. La mémoire perdue et retrouvée, Éditions ouvrières, Paris, 1984, p. 67.

    [ix] Bertrand Barère de Vieuzac, Rapport au comité de salut public, in Michel Certeau, Dominique Julia et Jacques Revel, Une politique de la langue, Gallimard, Paris, 1975.


    Pour ajouter encore quelques citations, vues ici :

    http://servirlepeupleservirlepeuple.eklablog.com/sur-une-controverse-de- definitions-entre-marxisme-et-decolonialisme

    "Le capitalisme n'est pas simplement l'économie marchande (je fabrique pour te vendre en me faisant une marge qui paye mon travail et celui de mes collaborateurs). Le capitalisme est un SYSTÈME TOTAL qui inclut pouvoir absolu de la finance, expansion territoriale permanente, État moderne prison des peuples, impérialisme, colonialisme, esclavage ou formes poussées de travail asservi, surexploitation...

    Intéressant à ce titre que tu revendiques Richelieu, boucher de l'Occitanie, de la Provence (répression des Cascavèus 1630), inventeur des préfets (intendants) mais aussi initiateur de la colonisation des Antilles et de la première compagnie négrière. Un personnage vraiment clé et emblématique, en effet, dans ce processus de naissance du capitalisme.

    Ce système qui existe depuis la fin du Moyen Âge, est responsable depuis lors de millions de morts PAR AN."

    (...)

    "Le capitalisme serait ainsi quelque part, en dernière analyse, INTRINSÈQUEMENT un colonialisme : une classe dominante capitaliste, appuyée sur un appareil d’État (directement bourgeois ou d'extraction féodale - monarchie absolutiste), COLONISE des territoires et des masses populaires de force de travail (et aussi de consommation : "marché") qui les habitent... N'existant finalement, dans ce paradigme, QUE de telles colonisations plus ou moins "douces" ou violentes (avec notamment le divide entre les populations relevant du "monde blanc" et les autres - indigènes, Amin lui-même insistant sur cette distinction lorsqu'il aborde la question des périphéries intérieures des grands États impérialistes) et plus ou moins récentes et "à vif" ou anciennes et oubliées, enterrées sous les conditions de vies "correctes" que les masses populaires concernées auraient éventuellement atteintes depuis. C'est d'ailleurs un peu le sens originel (à l'époque dite moderne) du terme "coloniser", qui n'a longtemps pas signifié imposer à un peuple d'outre-mer une domination particulièrement violente, mais simplement investir un territoire soit inhabité soit hors de toute activité économique "productive" et "rentable"... d'un point de vue capitaliste, et le "mettre (toujours de ce même point de vue de profit capitaliste) en valeur" (comme par exemple au 19e siècle les Landes de Gascogne). Le capitalisme est donc, dans cette logique, colonisation (prise de possession et exploitation de territoires et de populations en quête permanente de profit) et la colonisation est capitalisme, de manière totalement indissociable."

    (...)

    "EN CONCLUSION DE TOUT CELA, le capitalisme ne serait donc pas "simplement" "l'économie de marché", mais bel et bien un SYSTÈME, une forme sociale TOTALE fondée certes sur une économie marchande... mais de marchandisation de tout ; dépouillant progressivement les masses populaires de TOUT moyen de subsistance autre que la vente de leur force de travail contre salaire ; et avec une tendance intrinsèque à la financiarisation et surtout, à l'EXPANSION TERRITORIALE de ses Centres d'accumulation au détriment les uns des autres ou des territoires encore pré-capitalistes.

    Autrement dit, intrinsèquement oppresseur national et colonialiste.

    C'est là une nature, une ESSENCE MÊME que l'on ne peut pas sérieusement prétendre combattre le capitalisme si on ne la combat pas (non seulement en paroles, grandes déclarations de principes dans ses documents organisationnels, mais EN ACTES)."

    Le Capitalisme est une colonisation des Peuples par le Capital - Saïd Bouamama

    Pour une "Internationale domestique" des "Beaufs" et des "Barbares"


    « Cela passera aussi par une remise en cause radicale des instruments de l’impérialisme : les États-nations qui toujours choisissent une partie du peuple sur laquelle ils fondent leur légitimité contre les autres composantes de ce même peuple. En France, cela passera d’abord par l’émergence d’une force politique autonome des quartiers et des immigrations post-coloniales. Ensuite, par une politique d’alliance. Non seulement avec les plus pauvres et déclassés du prolétariat blanc si, à l’attrait d’un nationalisme de droite, ils préfèrent la lutte contre le libéralisme, mais aussi avec les autres peuples de France, les autres groupes culturels écrasés par plusieurs siècles de jacobinisme forcené et qui résistent. Je pense aux Basques, aux Corses, aux Bretons, aux Alsaciens… Je n’ignore pas bien sûr les contradictions qui structurent les mouvements autonomistes. Je sais qu’ils sont traversés à des degrés divers par deux lignes de fracture indépendantes l’une de l’autre : indépendantisme/régionalisme, extrême-droite/gauche. Nous ne pouvons pas oublier les récentes ratonnades qui ont eu lieu en Corse. Il est évident que dans une perspective de convergence, un mouvement décolonial ne pourra jamais s’allier avec des nationalistes/régionalistes de droite ou d’extrême droite. En revanche, des convergences avec des nationalistes de gauche sont tout à fait envisageables, bien que je préfèrerais parler de "nationalismes décoloniaux", tant ils n’ont rien de commun avec la gauche jacobine et coloniale.

    C’est ce type de perspective qu’au PIR nous appelons : internationalisme domestique. »

    Houria Bouteldja

    http://indigenes-republique.fr/pour-un-internationalisme-domestique/

    ***

    « Rendons justice à la vérité. L’indigène discordant n’est pas le seul point aveugle de la gauche radicale. Il y en a un autre : c’est le prolétaire blanc. En effet, comme l’a souvent répété Sadri Khiari, la gauche radicale n’arrive pas à rompre avec son matérialisme froid qui l’empêche de comprendre le besoin d’histoire, d’identité, de spiritualité et de dignité des classes populaires blanches. Une dignité qui ne soit pas seulement la dignité de consommer. Les prolos français qui ont voté pour Sarkozy ou Le Pen n’attendent pas d’eux seulement qu’ils augmentent leurs salaires. Ils votent pour des valeurs, quoi qu’on puisse penser de ces valeurs. Et à des valeurs, on n’oppose pas 1500 euros mais d’autres valeurs ; on oppose de la politique et de la culture. La question de la dignité est une porte d’entrée trop négligée. Cette dignité bafouée a su trouver auprès de ceux qu’on appelle les petits blancs en France ou encore les white trash aux États-Unis une voix souterraine pour s’exprimer, c’est l’identité. L’identité comme revers vicieux de la dignité blanche, et qui sous cette forme n’a trouvé comme traduction politique que le vote FN, puisque ces petits blancs sont "trop pauvres pour intéresser la droite, trop blancs pour intéresser la gauche" pour reprendre la formule d’Aymeric Patricot (la gauche institutionnelle, s’entend). À la politique de "l’identité nationale", donc, on ne peut plus se contenter d’opposer un internationalisme universaliste et uniformisateur, européocentriste. Il faut trouver d’autres réponses.

    Je propose pour conclure que ces points aveugles de la gauche deviennent nos points de clairvoyance. Les prolétaires blancs ont aussi leur zone grise mais ils ont aussi leur dignité. Il n’est pas souhaitable, comme il ne serait pas très généreux de notre part, de croire que le prolétariat blanc est condamné au fascisme. Si cette tendance est indéniable, ils sont aussi nombreux à démissionner du politique, à s’abstenir, à résister et oui, à vivre dans leurs contradictions de prolos méprisés. Quoiqu’on en dise, ce mépris n’est pas seulement un mythe entretenu par l’extrême-droite. Il est au cœur de la dévitalisation d’une gauche satisfaite d’elle-même, qui donnant d’une main des leçons d’antiracisme moral aux petits blancs, apprenait de l’autre l’intégration républicaine aux immigrés. À ces deux extrémités, deux camps qui se regardent en chien de faïence, et une expérience commune : la négation de dignité.

    Alors que faire ? La paix révolutionnaire entre les petits blancs et les post-colonisés ne se décrète pas. Et il est déjà des stratégies douteuses de réconciliation qui se font entendre. C’est donc un terrain extrêmement miné sur lequel pourtant il faudra mettre un pied, ni à partir de la gauche telle qu’elle se détermine aujourd’hui ni à partir de l’extrême-droite mais à partir d’une politique décoloniale, seule à même de sortir de ce duel mortifère, entretenu par des intérêts divers, entre les deux parias de la société, les petits blancs et les indigènes. Ou pour le dire plus clairement : entre les Beaufs et les Barbares. »

    Houria Bouteldja, membre du PIR

    Intervention au Bandung du Nord, Saint Denis, le 6 mai 2018

    http://indigenes-republique.fr/les-beaufs-et-les-barbares-sortir-du-dilemme/

    ***

    "Depuis quelques années, le terme de « petit Blanc » revient dans le débat public. « Petit »… ce qui suppose un moindre pouvoir ?

    Je n’aime pas cette expression. Elle exprime implicitement le fait que les « grands Blancs » seraient qualitativement supérieurs à ces « petits Blancs ». J’y vois un mépris de classe, un dédain des couches populaires françaises : ouvriers, fonctionnaires, personnes travaillant dans des zones rurales, qui sont considérés comme archaïques, conservatrices, réactionnaires, et qui seraient naturellement amenés à voter pour la droite ou l’extrême droite. L’expression les « beaufs » en est tout à fait symptomatique. Oui, ces populations ont un moindre pouvoir et si la dégradation de leurs conditions sociales se poursuit, ils n’auront plus, pour construire leur dignité, que la fierté d’être blancs. Une fierté menacée, non par les « bougnoules » et les « négros », comme ils tendent souvent à le penser, mais par les Blancs qui se croient plus « civilisés » qu’eux. J’ai maintes fois été choqué de constater une telle morgue, même chez des militants de la gauche de gauche. Au-delà des « petits Blancs » d’aujourd’hui, il faudrait que cette gauche réfléchisse à l’échec historique du mouvement ouvrier et progressiste français à s’allier, par exemple, avec les petits paysans."

    [Un passage intéressant car au fond valable pour nous, les "provinciaux", les "périphériques", les "beaufs" des "territoires", face à une gauche encore et toujours "centralement parisienne" :

    "Êtes-vous prêt à faire un bout de chemin avec la gauche traditionnelle et les organisations antiracistes, ou bien vos analyses en sont-elles trop éloignées ?

    C’est à la gauche, aux forces qui voudraient se battre contre le racisme et une forme de domination raciale d’aller vers les « populations indigénisées »  et leurs organisations. Et d’aller vers elles, non pas avec des ultimatums, non pas pour les éduquer ou les rééduquer, pour leur montrer le chemin historique et unique du progressisme et de l’émancipation, mais pour les appuyer, accepter leurs spécificités, reconnaître le caractère fondamental de leurs revendications. C’est donc à la gauche blanche de montrer qu’elle est capable de construire un grand mouvement populaire, qui n’aura de sens aujourd’hui qu’avec les populations issues de l’immigration, en respectant leur autonomie politique et en intégrant leurs revendications. Quant à nous, sans une grande organisation politique, nous ne pourrons jamais négocier des alliances égalitaires. Nous ne voulons plus être les tirailleurs sénégalais d’aucune cause !"]

    "Pour tenter d’échapper à l’enfermement et à l’autisme du Blanc, Pierre Tevanian fait l’« l’éloge de la traîtrise » : « Il ne s’agit pas de se détester mais de détester son privilège et le système social qui le fonde. » Un Blanc qui rejoint le combat des Indigènes de la République doit-il être un traître ?

    Jean Genet, qui avait le sens des formules qui frappent, s’était déjà défini comme un traître aux Blancs. On lui doit de s’être rangé aux côtés des peuples opprimés, comme les Afro-américains et les Palestiniens. 

    Mais Jean Genet n’était pas un stratège. Il nous faut élaborer une stratégie, être en mesure de distinguer les contradictions et les failles, trouver des points d’appui ou accentuer certaines tensions internes au monde blanc. La société blanche n’est pas une somme d’individualités blanches à convaincre, une à une, de « trahir » leur « camp », mais un ensemble de groupes sociaux. 

    Il nous faut construire un discours qui s’adresse collectivement à des secteurs du monde blanc, pour qu’ils trouvent un intérêt à soutenir notre combat, même si, individuellement, ils ne « détestent » pas leurs privilèges. Pensez-vous que tous les appelés qui ont, sous une forme ou une autre, résisté à la sale guerre menée par la république en Algérie, par exemple, étaient de fervents anticolonialistes ?

    Il ne s’agit pas d’exiger des Blancs qu’ils soient des « traîtres », ni de chercher à leur enlever leurs « préjugés », ni d’appréhender les Blancs comme un bloc homogène qui nous serait hostile, par essence, et dont il serait juste possible de détacher quelques uns. Si, aujourd’hui, je me permets des paroles aussi fermes, qui me rendront antipathiques aux yeux de bien des Blancs et des indigènes qui ont peur des Blancs, c’est parce que notre priorité est de nous affirmer. D’être clairs avec nous-mêmes, et de nous organiser."

    Sadri Khiari, propos recueillis par Thierry Leclère dans l'ouvrage "De quelle couleur sont les Blancs ?", éditions La Découverte, 2013.

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    Lettre d'un militant occitan aux Indigènes


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