• Saïd Bouamama et la Question du Pouvoir

    "Il ne suffit pas de résister : on sait le faire.

    La ZAD résiste, oui, de même que les autonomes ou les quartiers populaires. Mais la question que l’on doit résoudre, c’est celle du pouvoir. Si on ne touche pas au pouvoir, on ne change pas la société.

    La transformation des rapports sociaux suppose une victoire sur le pouvoir — ce qui n’empêche pas de travailler avec toutes les formes de résistance.

    Il n’y a pas un modèle : historiquement, les partisans de la prise du pouvoir s’opposent à ceux du contre-pouvoir ; des troisièmes ou des quatrièmes voies peuvent émerger.

    Laissons ouverts les champs de l’Histoire. Les peuples inventent. Le passé nous apprend que nous n’avons pas la solution en la matière : la dynamique de refus du pouvoir n’a jamais abouti à des transformations sociales globales ; la dynamique partidaire, malgré des succès indéniables, a également conduit à de nombreux échecs… Soyons humbles.

    On sait qu’il faut détruire le pouvoir de domination ; par quoi le remplacer ? C’est aux mouvements de masse de l’inventer demain, non aux petits groupes militants. Ce qui reste certain, c’est qu’on n’abat pas durablement un système sans organisation."

    https://www.revue-ballast.fr/said-bouamama/

    Autres extraits passionnants (nous avons déjà partagé un texte de Bouamama sur ce site : le-capitalisme-est-par-essence-une-colonisation-des-peuples-par-le-capital) :

    Vous avez plus d’une fois détricoté les fameuses « valeurs de la République ». Malgré tous les échecs de l’histoire républicaine, le philosophe Daniel Bensaïd tenait à sauver la République sociale : ce cadre vous semble-t-il encore fécond ?

    Le terme « République » n’est en lui-même pas problématique. Mais la manière dont il s’est construit dans l’Histoire concrète, et dont il est porté et surchargé idéologiquement, l’est. « La République » est presque devenue un symbole de la réaction… Deux voies s’offrent à nous : on refuse de leur laisser le mot et on y remet le contenu (« la Sociale », donc) ; on invente un autre mot. Les deux me vont. Ce qui m’intéresse avant tout, c’est de se démarquer des modèles dont on ne veut pas, des républiques dominantes — si la République est condamnée à n’être plus que ça, mettons-la à la poubelle ; si elle peut porter un projet social, allons‑y, je n’ai pas de souci avec ça ! Je refuse seulement le républicanisme, c’est-à-dire l’idée que la forme actuelle serait un acquis qu’il faudrait défendre face aux barbares. La forme actuelle, c’est celle qui porte les guerres et la répression.

    Identifiez-vous un point de bascule historique, faisant passer la République issue de l’émancipation révolutionnaire de 1792 à un régime de dominants, ou bien le ver se trouvait-il déjà dans le fruit originel ?

    Il y a un point de bascule, en effet, mais je le situe très tôt : dans mon livre La France : autopsie d’un mythe national, j’ai analysé la séquence 1789–1799. Il n’y a pas seulement la prise de la Bastille mais les serfs qui s’emparent des terres et se les partagent : c’est une réforme agraire imposée par la base et personne n’en parle. Il y a, de 1789 à 1793, le droit de vote accordé aux résidents étrangers — et on se bat encore pour ça aujourd’hui ! Il y a la Constitution de 1793 qui porte en elle-même l’intégralité des droits sociaux et même celui à l’insurrection — elle sera abolie deux ans après… Il y a la traduction, dans toutes les langues du territoire de France (qu’on dit « régionales »), des édits révolutionnaires. C’est une période courte, très courte, sur laquelle vient se greffer la construction du capitalisme puis le projet colonial. La République française devient donc rapidement consubstantielle avec l’impérialisme. Ne disons pas qu’il est un « âge d’or » à retrouver ; décolonisons plutôt cette notion pour la rendre à nouveau révolutionnaire !

    (...)

    Dans quelle mesure peut-on établir un lien entre l’écrasement jacobin et centralisateur des identités régionales françaises et le colonialisme hors des frontières nationales ?

    Pour moi, c’est le même processus. Les peuples colonisés ont connu ce qui avait, en amont et en interne, été appliqué à la société française. Le désir de détruire les langues et les cultures régionales ne s’est pas fait sans violence. Rappelons-nous qu’on a coupé les départements en carré pour casser les formes historiques et territoriales des peuples, comme on le fera ensuite sur l’ensemble du continent africain. La classe dominante — et Paris en particulier — a voulu homogénéiser l’ensemble des cultures françaises par la destruction, avant de le faire sur toute la planète à travers le projet colonial. On doit aussi penser à ça, en termes d’alliances : la lutte contre l’impérialisme est aussi celle des altérités matraquées par le jacobinisme, et inversement. Le paradoxe de l’Histoire, c’est qu’on peut voir une partie de ces populations se tourner vers le fascisme, pensant défendre leur « terroir », alors qu’elles sont historiquement victimes de ce large courant dominant qui va du républicanisme centralisateur à l’extrême droite. On a voulu faire des Bretons des petits Français, puis on l’a fait avec les Algériens : les mots sont les mêmes — on parlait déjà de « l’intégration » des Bretons ! Lisez les textes sur les « sauvages » bretons déboulant sur Paris : on parle aujourd’hui de la même façon des immigrés ou des sans-papiers. Le capitalisme a besoin d’une seule norme pour exister, celle de l’individu : briser les héritages collectifs, casser la culture paysanne familiale et coopérative. Le capitalisme a détruit les structures collectives françaises avant d’aller faire de même dans les pays du Sud.

    Et l’État, avant même le mode de production capitaliste, non ?

    Bien sûr. Mais l’État est l’outil de la généralisation des rapports capitalistes. Les premiers capitalistes se plaignaient de ces paysans devenus ouvriers, payés au jour, sur lesquels ils ne pouvaient pas compter, donc organiser leur production, puisqu’ils venaient travailler quand bon leur semblait, en fonction de leurs besoins — une semaine, mais pas la suivante… Les capitalistes ont donc développé un discours sur la « sauvagerie » paysanne française qu’il fallait « civiliser », c’est-à-dire mettre au travail de manière fixe, régulière, avec des horaires. L’État a imposé les rapports capitalistes. Et qu’est-ce que la colonisation, sinon l’extension de ces rapports ? On est partis détruire les économies vivrières, villageoises ou collectives pour installer le capitalisme, qui ne connaît que des individus consommateurs en lieu et place des membres de collectifs qui, lorsqu’un voisin est touché, se sentent touchés.

    On comprend ainsi le soutien réciproque des paysans du Larzac et des indépendantistes kanak, dans les années 1980.

    Exactement ! On s’aperçoit, par-delà les milliers de kilomètres, que les peuples en résistance défendent toujours les mêmes choses — tout simplement parce que le capitalisme a partout les mêmes cibles.

    (...)

    Vous aviez dénoncé à ce propos « l’essentialisation » de la nation française, en ce qu’elle permettrait de nier les conflits internes. De quelle façon ?

    Quelle était l’idée dominante des capitalistes ? « Nous sommes tous de la même nation. Oubliez que vous êtes des ouvriers et que nous sommes des bourgeois, oubliez tout ça, oubliez qu’il y a des classes sociales : il existe un nous français. » La gauche s’est historiquement dressée contre cette idée : il existe peut-être un nous national, mais l’ouvrier et le bourgeois n’appartiennent pas à la même classe. La gauche a fait savoir que ce nous national n’était pas homogène. Mais le nous ouvrier n’est lui-même pas homogène : il compte une série de strates. Et ça, une grande partie de la gauche et de l’extrême gauche s’est construite sans le voir. Dire que la classe ouvrière est homogène, c’est par exemple nier l’oppression des femmes en son sein. Les immigrés se situent dans le bas de cette classe ouvrière : ils occupent la place la plus précaire — il y a donc une spécificité à prendre en compte. L’unification de la classe ouvrière est un résultat, pas un point de départ. Affirmer que « Nous sommes tous unis », c’est taire les revendications des plus opprimés ; c’est donc pousser ceux-ci à ne pas se reconnaître dans la gauche ! On divise donc la classe en affirmant qu’elle est par nature unie. À chaque fois que les travailleurs immigrés ont formulé des demandes en accord avec la place qu’ils occupent dans l’appareil de production, les organisateurs de la classe ouvrière ont affirmé que ça « divisait ». Mais quand l’immigré voit qu’il n’accède pas au même poste à qualification égale ou que les syndicats ne prennent pas en charge ses demandes légitimes, il en vient à se demander s’il a vraiment sa place au syndicat. Pourtant, en œuvrant en faveur des strates exploitées, on contribue nécessairement à l’émancipation de celles qui le sont un peu moins…


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